L’Atlas Mnémosyne
Si Aby Warburg a été le premier à définir une méthode d’interprétation iconologique, s’il a créé une bibliothèque des sciences de la culture unique au monde, l’innovation décisive qu’il a introduite dans le champ épistémologique de l’histoire de l’art est bien Mnémosyne : œuvre absolument originale et unique, dont l’ambition n’est rien moins que de poser les fondements d’une grammaire figurative générale, et qui ouvre des perspectives dont la portée n’a pas encore été totalement mesurée. Par la complexité des problèmes auxquels s’est confronté Warburg face à cet immense corpus d’images, c’est l’attention de l’ensemble des sciences humaines qu’il a attirée sur son œuvre.
Resté inachevé à la mort de l’auteur, ayant mobilisé l'énergie intellectuelle et physique de ses dernières années, Mnémosyne peut être considéré comme l’aboutissement de toutes ses recherches. Il constitue le plus ambitieux corpus d’images jamais réuni, dont la genèse et l’évolution sont liées à une pratique discursive et à un mode de transmission du savoir que préconisait Warburg, mais qu'il convient aussi d’examiner sous l’angle de ses relations avec le problème de la mémoire et avec sa bibliothèque. L’essai de Roland Recht se propose de replacer ce work in progress dans son contexte intellectuel.
Professeur au Collège de France, membre de l’Institut, Roland Recht a donné une impulsion décisive à l’historiographie de l’art par ses publications mais aussi par son enseignement. Il est sans doute l’un des meilleurs connaisseurs des méthodes et des théories de l’histoire de l’art : dès le début des années 1980, il donnait à l’université de Bourgogne un séminaire sur Aby Warburg en un temps où aucun de ses écrits n’avait été traduit en français.
- ArtPress
Par Pierre Eugène
Après la publication de textes en partie inédits d'Aby Warburg, L'écarquillé reproduit les soixante-trois planches de son dernier projet, l'Atlas Mnemosyne, avec une préface de Roland Recht. Mnémosyne reste un work in progress inachevé, celui d'un projet colossal de confrontations iconographiques, dont Warburg souhaitait faire émerger une sorte de grammaire figurative permettant de déceler les réminiscences et résurgences de mouvements ou forces expressives (émotives autant que stylistiques). À rebours d'une analyse formaliste, Warburg entend constituer des « histoires de fantômes pour adultes » et mettre au jour les engrammes, les rythmes originaires hantant le corps des œuvres : il s’agit moins d’apprécier la réappropriation de l’antique par les modernes, que de décrire l’histoire conjointe des images (non de l’art) et des passions humaines à travers le prisme de la mémoire, « matière sédimentée au mépris de toute chronologie » (Warburg).
D’abord supports de conférences, les planches constellées d’images prennent leur autonomie et fonctionnent en relation avec la Bibliothèque Warburg, comme l’explique Recht citant souvent le journal de travail : les livres rangés en quatre thèmes (image, mot, orientation, action) répondent autant que l’atlas à une logique de voisinage et de montage sans cesse retravaillée par Warburg.
Plus qu’une théorie, Mnémosyne est un geste philosophique visant à l’universel tout en conservant l’hétérogénéité fondamentale de ses objets. Par son « iconologie de l’intervalle », Warburg met en œuvre une singulière pensée du montage visant à s’orienter dans la pensée humaine, à travers les survivances de la vie des hommes, dont les œuvres conserveraient l’empreinte.
- Le Journal des Arts, n° 385, du 15 au 28 février 2013
Par Christophe Domino