Fragments sur l’expression

Les Fragments fondamentaux pour une science pragmatique de l’expression d’Aby Warburg constituent un corpus unique de réflexions théoriques et scientifiques sur l’art et ses fondements. Dans cet ensemble de notes, dont la rédaction s’étend sur plus d’une quinzaine d’années – de 1888 à 1905 – et qui s’efforce de définir les processus de perception et d’élaboration de l’ensemble des impressions auxquelles l’individu est livré, Warburg pose les linéaments conceptuels et méthodologiques d’une théorie de la genèse de l’art et, plus largement, de la formation de la « culture ».
Immense chantier sur la théorie de l’expression humaine, work in progress fascinant, ces notes revêtent une importance considérable pour les études warburgiennes, par l’éclairage inédit qu’elles portent sur le parcours scientifique de leur auteur.

Cette édition des Fragments est accompagnée de la traduction d’une courte autobiographie intellectuelle que Warburg a rédigée en 1927 (« De l’Arsenal au Laboratoire »).

  • CCP– Cahier Critique de Poésie, n° 32-3, 26 juillet 2016
    Par Agnès Baillieu

Historien de l’art ou de la culture, Aby Warburg (1866-1929) est d’abord un héritier de la philosophie esthétique allemande. Mais son intérêt se porte sur les détails historiques, archéologiques pourrait-on dire, et sur la manière dont les œuvres d’art s’inscrivent dans leur contexte d’origine, la vie ordinaire, les usages sociaux. Ainsi la Renaissance n’est pas un simple retour à l’Antique (voir sa thèse sur Botticelli). Apport fondamental d’une démarche adossée aux témoignages écrits et à leur contexte. Aby Warburg rédige, de 1888 à 1905, des notes, « closes », qui seront transcrites dans des cahiers sans jamais constituer un texte continu (la disposition sous forme de tableaux est d’ailleurs fréquente), et qu’une édition scientifique offre ici dans une mise en page d’une parfaite lisibilité : le texte allemand à droite, sa traduction en regard. Texte « millefeuille » donc, qui cherche (voir l’évolution du titre) à expliquer le style, son évolution, et l’art comme modalité expressive (la « rencontre », déterminante, des Indiens du Nouveau-Mexique, est bien connue). La présentation de S. Müller est indispensable, tant ces Fragments sont complexes ; quant au traducteur, Sacha Zilberfarb (quel travail génial !), il précise que face à une « langue délirante oublieuse du lecteur », et vu la recherche constante d’un métalangage adapté à son objet, il a dû suivre une « méthodologie de l’opacité ». Avant un glossaire très détaillé, on peut aussi lire dans son intégralité De l’arsenal au laboratoire, qui, en 1927, voit en toute création artistique « le produit stylistique d’une intrication avec la dynamique de la vie ». Tout s’avère essentiel dans ce volume à combustion lente, rigoureux, irrésistible.

Toute organisation procède uniquement du fait que l’on se met sur un pied d’égalité avec la volonté d’un autre et obtient ainsi une direction constante pour la communauté.

Contrairement à ce que la forme fragmentaire suppose trop souvent, ces Fragments sur l’expression ne sont pas des restes ni des « pensées » éclatées dont le rassemblement en volume ne serait que la volonté d’un éditeur de laisser sa marque sur une oeuvre. Écrits entre 1888 et 1905, ils ont été rassemblés, annotés, ré-organisés par son auteur, non seulement au cours de leur écriture, mais aussi par après. Même s’il n’en organisa jamais la publication, Aby Warburg ne considéra donc jamais ces fragments comme des rebuts, des scories d’une réflexion qui, cette dernière ayant trouvé un terme, ne vaudraient plus par eux-mêmes.

La pensée de Warburg est, on le sait, d’une densité rare. Chercher à cerner ce qui se trame dans une image, non seulement au travers des gestes (conscients ou inconscients) de l’artiste qui l’a commise, mais aussi au travers de sa réception par un regard, tout cela, il le repensa dès les bases, à neuf, à blanc. Pourquoi exprimer quelque chose? Et en quoi, et comment, ces expressions trouvent-elles en nous des réceptacles près – ou non – à les accueillir, et les modifier? Ces jeux, incessants, entre le geste créateur et le regard qui le capte, l’un modelant l’autre dans un interminable pas-de-deux, ne pouvaient être saisis sans remettre en question fondamentalement tout ce sur quoi la pensée s’appuyait. Si déjà, donc, s’immerger dans cette pensée « aboutie » n’est pas toujours aisé, le langage qui la porte reculant, à force de précisions, les limites communes qui le bordent, plonger dans son élaboration est plus vertigineux encore.

(Le sapin soupire)

Par la comparaison, l’expression primaire

se sature

se comble

s’arrondit

se clôt en une détermination du périmètre.

Constitués de souvenirs, d’impressions, de précisions toujours plus aiguës de concepts, de façons plus diverses aussi d’arriver à les exprimer sur la page, ces fragments, s’ils permettent d’approcher mieux la pensée rigoureuse d’un des plus grands penseurs du vingtième, permettent aussi d’en découvrir les errements, les hésitations, les vertiges, les gouffres – sémantiques, psychiques – dans lesquels elle s’aventure avant d’advenir.

Et c’est peu dire que le travail de l’éditeur est à l’unisson de son propos. Qu’il s’agisse dans la parole donnée au traducteur ou à celle qui établit le texte, dans le travail de composition, dans l’établissement du glossaire, tout fut organisé pour donner à lire en profondeur ce que ses fragments proposent vraiment d’irremplaçable : découvrir, avant qu’elle ne s’arrime à la clarté des buts qu’elle se donnait, une pensée originale se construisant. Comme si naissait, sous les yeux du lecteur, la pensée même.