L’explication des œuvres d’art

« Une petite bombe! » (Frédérique Roussel, Libération, 22 décembre 2018)
« Wölfflin vous met des gifles! » (Corinne Rondeau, La Dispute, France Culture, 9 janvier 2019)

« Que reste-t-il d’une visite au musée ? L’explication des œuvres d’art a-t-elle eu lieu ? A-t-on appris quelque chose ? Et quoi ? Voit-on mieux désormais les œuvres d’art ou pas ? Les deux textes présentés dans ce volume posent très clairement ces questions, et proposent des réponses, disons ravageuses. Formulées pour le premier texte il y a plus d’un siècle (1909), pour le second un peu moins (1921), leur actualité n’a d’égal que le caractère intempestif dont ces textes sont marqués, depuis l’époque de leur rédaction jusqu’à la lecture que l’on peut et doit en faire aujourd’hui. Qu’ils soient écrits par l’un des plus grands historiens d’art du XXe siècle ne fait en quelque sorte qu’en rajouter. Voir, comprendre, en savoir plus : telles sont la promesse des guides, la tâche et la préoccupation des services pédagogiques et de la communication. Or Wölfflin bouscule la fausse évidence de l’ordre dans lequel se dérouleraient ces opérations. On ne commence pas par voir, on veut en savoir plus avant de voir pour comprendre ce que l’on voit. Ce faisant, l’éducation artistique s’installe dans une impasse et ce dès la première moitié du XXe siècle. Le mal est donc ancien.
Ne nous y trompons pas, le propos de Heinrich Wölfflin est celui d’un historien d’art, et s’inscrit dans une réflexion sur la discipline qu’il enseigne et pratique. » (Danièle Cohn, extrait de la postface)

Dans un court article publié en 1909, Heinrich Wölfflin (1864-1945), qui n’est pas encore devenu l’immense historien de l’art qui marquera toutes les générations à venir, s’insurge contre un enseignement de l’histoire de l’art tourné exclusivement vers l’histoire. Il égratigne au passage les musées, condamne le tourisme « cultivé » et ses guides qui ne font qu’alimenter chez le profane une boulimie de voir et une illusion historienne de pseudo connaisseur. Son texte n’a pas pris une ride... Que reste-t-il de l’expérience esthétique aujourd’hui ? quand le savoir fait écran au regard. C’est une erreur, nous dit Wölfflin, d’accorder plus d’importance à l’attribution d’une œuvre et à la description savante de son style qu’à sa valeur ! C’est l’éducation de l’œil et l’exercice de la compréhension qu’il nous faut développer.
Le ton, très virulent, est celui du Nietzsche de la Deuxième Considération inactuelle. Quant au texte suivant, qui donne son titre au volume, il fit l’objet en 1921 d’une publication à part, opuscule inaugurant une collection de textes essentiels de l’histoire de l’art. Il était inédit en français dans sa version complète. Wölfflin y développe et approfondit l’ensemble des questions que le premier texte soulève, il les déplie, les ouvre. Ces deux textes sur la réception des œuvres d’art sont aussi des textes importants sur l'éducation du sens artistique, son enseignement.

« Les œuvres construisent les formes du voir autant qu’elles en sont les produits. Apprendre à les voir, c’est apprendre à voir, tout simplement, car nous ne savons pas voir. Wölfflin en appelle donc à une éducation artistique qui soit une éducation par les œuvres d’art. Cette éducation esthétique, sensible et intellectuelle, élargit le cercle de l’expérience vécue et intensifie la vie. Les musées, par delà leur fonction tout aussi essentielle de collection et de conservation, ont à relever le gant pour que se réalise une éducation par le dessin et le faire de la main, les gammes quotidiennes de l’œil, loin d’une idolâtrie des seuls chefs-d’œuvre, et d’une fuite en avant dans des « savoirs » extérieurs. »

Cette publication annonce les Principes fondamentaux de l’histoire de l’art à paraître en 2019 dans une traduction inédite, elle est le premier jalon d’un chantier d'édition en collaboration avec l’Université de Zürich.

Heinrich Wölfflin (1864-1945) est l'un des pères fondateurs de l'histoire de l'art. Sa pensée, pourtant, déborde très largement les frontières actuelles de cette discipline. Ses Principes fondamentaux de l’histoire de l’art sont devenus dès leur parution en 1915 un classique. Wölfflin y défend l'idée révolutionnaire selon laquelle le langage visuel des arts plastiques serait doté d'une histoire propre, dont le sens est irréductible à toute tentative de contextualisation biographique ou culturelle.
Plus que les questions d’attribution et de datation, ce sont les transformations stylistiques qui l’intéressent, qu’il étudie en croisant classifications historiques et catégories esthétiques. Il est à ce titre un précurseur de certains développements parmi les plus prometteurs dans les sciences humaines contemporaines, notamment dans le champ des études visuelles.

  • Libération, 22 décembre 2018

    Par Frédérique Roussel

Ce petit ouvrage à la physionomie originale et au titre très neutre est en fait une petite bombe. Inédits en français, les deux textes qu’il rassemble ont été écrits par un des pères de l’histoire de l’art, le Suisse Heinrich Wölfflin (1864-1945), qui s’adressait à un public de non-spécialistes dans des revues allemandes. Ce qu’il dit apparaît d'une étonnante actualité: on voit trop d’œuvres d’art et on se raccroche trop à l’histoire de l’art. « On se sent obligé de tout voir, écrit-il, et c’est fort dommage, car ce faisant on voit trop, ce qui revient à ne rien voir du tout. » En 1909, Wölfflin décrit déjà ainsi les ravages de l'industrie culturelle et du tourisme de masse. Il pourfend le zèle du touriste « cultivé » et les musées aguicheurs de visiteurs dont il s’interroge sur le bien-fondé. Quant au vernis culturel donné par l’histoire de l’art, il juge qu’il fait obstacle à « la connaissance véritable des choses ». Il invite à regarder autrement, appelle à une éducation de l’œil, à une formation du regard. « Or Wölfflin bouscule la fausse évidence de l'ordre dans lequel se déroulaient ces opérations, écrit en postface la philosophe Danièle Cohn. On ne commence pas par voir, on veut en savoir plus avant de voir pour comprendre ce que l’on voit. »