Miroirs de faille. À Rome avec Giordano Bruno et Édouard Manet, 1928-1929

Le livre, construit à la fois comme un journal de pensée et un laboratoire d’écriture, introduit le lecteur au cœur des questions qui agitent Warburg à la fin de sa vie, et l’invite à entrer dans son œuvre à rebours.

« Il y a un thème de l’histoire de la philosophie qui a passionnément occupé Warburg durant ces derniers mois et qui semblait l’attirer, lui qui s’était jusqu’alors tenu à l’écart de ce domaine, dans des espaces nouveaux et inconnus. Ses dernières études étaient consacrées à la personnalité et aux écrits de Giordano Bruno. Je lui avais moi-même souvent signalé Bruno car je sentais que, mieux qu’aucun autre, il était appelé à résoudre l’énigme de cet homme dont la pensée se meut entièrement dans ce qui relève de l’image et reste attachée à elle. »
Ernst Cassirer, Éloge funèbre du professeur Aby M. Warburg, novembre .

À travers la figure de Giordano Bruno et la lecture du Déjeuner sur l’herbe de Manet, Aby Warburg, le grand spécialiste de l’art de la Renaissance, nous invite à quitter les chemins balisés de l’histoire de l’art. Reprenant la question de la migration des symboles, sur laquelle il s’était longuement penché en étudiant l’héritage et les survivances de l’Antiquité, Warburg s’intéresse désormais au nouvel espace de pensée que l’homme a conquis avec la naissance de la science moderne. C’est à Rome, dans cette ville qui a gardé visibles toutes les couches de son passé et où affleurent toutes les traces de la culture visuelle européenne, que Warburg va nourrir ses ultimes réflexions et les jeter, éparses, sur le papier. Journal de pensée, laboratoire d’écriture, ce volume présente une coupe – un écorché – des deux dernières années de la vie de Warburg. Entre les lignes d’un carnet de voyage rédigé à quatre mains avec Gertrud Bing, c’est aussi tout le grand projet de l’Atlas Mnémosyne que l’on voit ici prendre forme.

  • Les Cahiers du Musée national d'art moderne, n° 120, été 2012.
    Par Aurélie Verdier

Les derniers textes romains d'Aby Warburg constituent, selon les propres mots de leur auteur, une « seconde période créatrice ». Réunis sous le titre Miroirs de faille. À Rome avec Giordano Bruno et Édouart Manet , 1928-1929, ceux-ci composent le premier ouvrage d’une collection créée par les éditions L’écarquillé et consacrée à l’historien d’art allemand – preuve, s’il en était encore besoin, de l’actualité comme du rayonnement de l’homme et de sa pensée. Cette nouvelle publication de ses écrits en français contient le journal que Warburg écrivit durant un séjour à Rome avec son assistante, Gertrud Bing, entre l’automne 1928 et le printemps 1929 – l’année même de sa mort. Faisant retour sur les sujets et travaux des décennies précédentes (les survivances de l’antiquité païenne dans l’art et la pensée de la Renaissance, la fonction « mnémonique » de motifs iconographiques de la chute et de l’ascension) ce voyage en Italie devait aussi, pensait-il, offrir aux jeunes générations d’historiens des pistes méthodologiques renouvelées, dans la lignée de son iconologie des « intervalles ». C’est du reste avec prescience qu’il envisageait à cette même période un destin fructueux aux efforts entrepris ; de fait, la grande vitalité des études warburgiennes (et l’héritage spirituel revendiqué par certains historiens de l’art aujourd’hui) lui donne raison. Ce qu’il nomma sa « fenaison sous l’orage » – l’internement psychiatrique de Kreuzlingen n’était pas si loin – était aussi destiné à enrichir l’Atlas Mnémosyne, montage et cartographie visuelle de l’expressivité (des « engrammes ordonnés », disait Warburg), pour lequel il écrivit une introduction, publiée dans cet ouvrage. Celui-ci contient plusieurs textes : le Journal de la Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg (souvent raccourci par son auteur en « KBW ») est le résultat de réflexions croisées avec Bing ; les lettres envoyées à l’équipe de la KBW – les historiens d’art Fritz Saxl et Edgar Wind – s’insèrent dans le cours du journal, en faisant état de l’avancement des recherches et de l’importance que Warburg leur attribuait.
Depuis 2001, les germanistes avaient pu avoir accès aux nombreux cahiers(1) de l’historien de l’art. Nombre de textes restent encore à traduire en français : Miroirs de faille s’emploie à combler cette lacune – mais l’introduction de Maurizio Ghelardi précise que des modifications ont été apportées par rapport à l’édition originale, sans que l’on sache malheureusement lesquelles. Choisi par l’équipe éditoriale en charge de cette collection (Ghelardi, Susanne Müller et Roland Recht), le titre même de cette ultime « ultime récolte », qui juxtapose les noms de Bruno et de Manet, semble un tribut direct à une conception warburgienne des temporalités(2) . Pourtant, le nom de Manet semble moins heureusement choisi que celui de Bruno, tant le texte de l’historien d’art sur Le Déjeuner sur l’herbe, publié dans cet ouvrage, a moins à voir avec l’artiste qu’il n’est un prétexte à une étude, classique chez lui, sur les survivances des « divinités élémentaires païennes ». Le tableau Le Déjeuner sur l’herbe (presque comme sans auteur, précisément) est pris comme paradigme de cette « sécularisation de l’héritage antique » qui lui est chère (introduction, p.21) ; mais l’intuition du lien qui unit la conception moderne de la nature à celle du paganisme semble incomplètement « développée », et comme absorbée par l’érudition engagée dans ce texte. Enfin, Miroirs de faille reproduit les notes issues du « carnet Giordano Bruno », assemblage de fiches concernant la pensée du dominicain, auteur d’un ouvrage capital aux yeux de Warburg durant les derniers mois de son existence, le Spaccio della bestia trionfante (1584). Le religieux « hérétique » du xvie siècle (auteur de thèses visant à démontrer l’héliocentrisme de la terre, que Warburg étudie alors attentivement) serait, dit-il, comme les Indiens Hopi du Nouveau-Mexique, « descendu par l’échelle dans la salle des mystères » (p. 166).
« Rome, écrit-il encore, me donne de plus en plus à voir la puissance spirituelle du catholicisme, alors qu’en Allemagne il m’était surtout apparu comme un commandement politique ou un pouvoir sur l’imagination et les cœurs » (p. 67). Témoin de l’histoire contemporaine (voir ainsi la relation du jubilé de Pie XI et la signature des accords du Latran à Rome, sur toile de fond de la montée des nationalismes en Italie et en Allemagne), Warburg observe aussi les strates archéologiques de Rome : antique et païenne, paléochrétienne, la cité de Michel-Ange et de Raphaël est aussi, sous sa plume et celle de Bing, la ville du baroque de Carlo Fontana et celle des Nazaréens. La multiplicité des sujets d’enquêtes révèle une érudition remarquable (dans une lettre à son frère Max, c’est Warburg lui-même qui évoque « la profusion déconcertante de [ses] connaissances scientifiques », p.25) ; s’y ajoutent des notations concernant les vicissitudes d’un voyage rendu parfois difficile par une santé précaire ou des imprévus divers (« Capoue. Don inné de l’Italien pour tirer un parti lucratif du moindre aléa technique », p. 171. « [Le gardien] a le culot de faire passer d’affreux bouts de verre, trovati sempre camminando, pour d’authentiques antiquités », p. 48). Des jugements, parfois caustiques, sont portés sur les intrigues du monde universitaire en Allemagne et à Hambourg en particulier, ou se font souvent chaleureux concernant les rencontres de ses pairs en Italie – Warburg parle du reste de la « colonie allemande » dans la capitale italienne. Les deux historiens d’art évoquent en outre les institutions à Rome, leur rôle central, ainsi que les récits des visites dans les monuments et les musées (« Musée du Latran. Difficile, même en étant préparé par Riegl », note Warburg, p. 58). Fort d’une conscience politique plus aiguë que ce que l’on pouvait attendre de l’historien d’art – et peut-être aussi plus « stratège » – la lecture du journal des derniers mois permet notamment de mieux saisir que Warburg était aussi dans l’action – dans la mesure de ses moyens –, conscient du péril de la montée des fascismes dont il était le témoin inquiet. Un sentiment d’urgence et la nécessité d’obtenir des résultats pour son enquête sur la question des « engrammes énergétiques » et psychiques à l’œuvre dans l’Atlas Mnémosyne ou encore la pensée « figurative » de Giordano Bruno transparaissent dans la fébrilité et l’enthousiasme de ces notes croisées. Fréquemment masculinisée dans le cours du texte, « collègue Bing » (elle sera la future éditrice de ses écrits et la directrice de la bibliothèque Warburg) s’avère « le récepteur le plus sensible que l’on puisse rêver […] pour tout ce qui a trait aux choses humaines », louée dans ces pages par un Warburg parfois affaibli, qui recommande : « À toujours emporter avec soi en voyage » (p. 104).
Le 3 avril 1929, il écrit : « Parfois il me semble que j’essaie, comme psycho-historien, de déceler la schizophrénie de l’Occident à partir de ses images, dans un réflexe autobiographique […] » (p. 108). C’est avec ce constat lucide qu’il faut comprendre sa longue traque de la « forme » bipolaire, visible dans les comportements psychiques extatique et mélancolique. Cette alternance entre « ferveur orgiaque » et « contemplation calme » (ailleurs, il la nomme vita activa et vita contemplativa) est celle déjà à l’œuvre dans la Pathosformel – l’expression n’apparaît pourtant plus en ces années 1928-1929 et Warburg va, semble-t-il, durant les dernières années, lui préférer la notion d’ « engrammes » pathétiques ou dynamiques. Il est entendu que ce diagnostic posant un rapport de causalité entre schizophrénie en Occident et histoire des images trouve une de ses sources dans l’effondrement psychique de Warburg lui-même, survenu à la fin de la Première Guerre mondiale et suivi, en 1921, de son internement durant quatre années à la clinique de Kreuzlingen. « Les souffrances les plus démoniaques » dont celui-ci fait état dans une lettre à Max Warburg – et qui introduit Miroirs de faille – entrent en résonance avec ses recherches sur Giordano Bruno, notamment dans la tentative d’affranchissement de ce dernier et la lutte contre le démonisme du dominicain. Warburg voit chez Bruno une « protestation contre l’idolâtrie démonisante de l’élément figuratif » (p. 204) et fait part dans une lettre à Saxl de sa surprise de voir en ce « fanatique de l’abstraction, cet ennemi radical des images » (ibid.) un préservateur de l’ « eidolon ». Cette polarité psychologique dont il fit l’expérience si violemment, Warburg la situe au cœur d’une Kulturwissenschaft dans laquelle l’image constitue une résolution d’ordre dialectique, qu’il nomme – dans une « formule visuelle » frappante – « pendulaire ». C’est cette dualité-là (visible dans l’hypothèse d’un lien entre le motif de la chute et celui de l’ascension, par laquelle il rapproche le culte de Mythra du mythe de Phaéton) qui parle le mieux de cette notion de pensée en image – une notion convoquée par Warburg au sujet de Bruno, mais qui renvoie en réalité, de façon flagrante, à lui-même.

  1. Aby Warburg, Tagebuch der Kulturwissenschaftlichen Bibliothek Warburg [Journal de la Bibliothèque Warburg], Karen Michels & Charlotte Schoell-Glass (éd.), Gesammelte Schriften, t. 7, Berlin, Akademie Verlag, 2001, p. 555.
  2. Il faut rappeler que Warburg saura résumer son positionnement épistémologique en des formules ayant force de devise. Ainsi, dans son texte sur le Déjeuner sur l’herbe de Manet, il parle de « ligne évolutive parcourant les siècles depuis l’Arcadie jusqu’aux Batignolles en passant par Rousseau » (p. 126). Plus tôt, à la suite de son voyage en terre Hopi, un mot fameux résumait déjà cette pensée de l’anachronie : « Athènes – Oraïbi, rien que des cousins » (formulée dans sa conférence intitulée « Le Rituel du serpent »).