Aby Warburg et la « lutte pour le style »

Cet ouvrage est le premier traduit en français de l’un des plus grands spécialistes de l’histoire de l’histoire de l’art, et d’Aby Warburg en particulier.
Ghelardi va aux sources, à l’inédit, construisant une vue d’ensemble de la pensée warburgienne, dans ses aspérités et sa puissance visionnaire. Il connaît l’esprit de l’époque dans laquelle Aby Warburg se forme. Il n’ignore rien des filiations et des dialogues qui nourrissent ses recherches.
Que le style et non l’image soit ici la clef pour comprendre toute la force de la conception warburgienne des arts et de leur histoire est radicalement nouveau et bat en brèche nombre d’idées reçues.
Une lecture urgente et salutaire.

Maurizio Ghelardi (École Normale Supérieure de Pise) est l’un des plus grands spécialistes des écrits d’Aby Warburg et son traducteur en italien depuis plus de vingt ans. Il est l’auteur d’essais sur l’histoire de l’art comme La scoperta del Rinascimento. L’età di Raffaello di Jacob Burckhardt (Einaudi, 1991) et plus récemment d’une biographie intellectuelle de Jacob Burckhardt, Stanchezze della modernità (Storia e Letteratura, 2016).

  • Revue Critique, 2017/3 (n° 838), pages 227 à 239
    Par Carole Maigné

« Manet, manebit » : Aby Warburg et la conquête du style

« La création consciente d’une distance entre soi et le monde extérieur, [voilà] sans doute ce qui constitue l’acte fondamental de la civilisation humaine. Si l’intervalle ainsi créé forme le substrat d’une création artistique, alors les conditions sont réunies pour que la conscience de cette distance revête une fonction sociale durable, dont l’oscillation rythmique entre immersion dans la matière et retour à la sophrosynè donne à voir le mouvement cyclique entre une cosmologie de l’image et une cosmologie du signe. Il s’agit d’un instrument d’orientation spirituelle dont le bon fonctionnement ou la défaillance ne déterminent rien moins que le destin de la culture humaine. » Ainsi s’exprime, avec force, Aby Warburg dans l’introduction à son Atlas Mnémosyne (AM, p. 54 ; MF, p. 140).
L’Atlas est une orientation dans l’espace, mais aussi une mise en scène de cette oscillation qui obsède Warburg, de cette polarisation qu’il décèle dans les images : le dynamisme propre à la création est double, l’image créée participe d’un fond expressif vivant, sensible, passionnel, tout en marquant une distance avec ce fond ; distance qui permet de se situer, de prendre position et donc d’échapper à ce fond en créant des formes. Le style est l’interface de ce processus complexe. Roland Recht et Maurizio Ghelardi lisent tous deux l’Atlas comme un aboutissement de la « lutte pour le style » (AM, p. 37) qu’engage Warburg, tant dans son œuvre écrite que dans l’institut qu’il fonde. L’œuvre d’art est espace intermédiaire (Zwischenraum) entre sujet et objet, intervalle entre sujet et monde, elle s’analyse dans une temporalité qui ne peut se réduire à une pure chronologie. La culture elle-même est traversée par des tensions profondes, par un jeu de forces polarisé qui lui impose de constamment stabiliser ce qui menace de la déborder. L’historien de l’art est donc, selon les termes même de Warburg, un « psycho-historien » (MF, p. 108) qui rend compte non d’une histoire linéaire des œuvres, mais de la fonction même du style : créer un ordre, qui manifeste tout à la fois l’historicité de cette mise en ordre et son réservoir d’« engrammes » psychiques atemporels. La logique interne de l’Atlas n’est donc pas de rassembler une série de panneaux énigmatiques pour décrire la survivance de l’antique, pas plus qu’il ne constitue des groupes d’images pour faire sens par jeux de chocs et de contrastes. Il s’agit de saisir des processus de transformation, de dilatations spatiales et temporelles, pour donner à voir des gestes et des traits qui perdent en vitalité du fait de leur dissémination. L’art est bien un processus d’objectivation, sans que jamais ne s’efface sa part mythologique originelle. Les « formules de pathos » sont précisément répétition de formes et expressions gestuelles dont la métamorphose fait l’histoire du style.
Ce qui est aujourd’hui offert au lecteur est le résultat d’un travail éditorial au long cours, celui de l’édition italienne de Warburg à laquelle s’adosse celle des éditions L’écarquillé . Les deux premiers volumes constituent d’ores et déjà une mine de réflexions sur le travail des dernières années de Warburg (mort en 1929), replaçant l’Atlas dans un contexte large et complexe, qui inclut le Journal romain (novembre 1928-avril 1929), Le Déjeuner sur l’herbe de Manet, ainsi que le Carnet Giordano Bruno. L’introduction de l’Atlas est reprise dans les deux volumes pour mieux en marquer la complémentarité. Les textes de Warburg sont éclairés par des extraits de sa correspondance, aussi passionnante que les écrits théoriques entre lesquels elle s’intercale. Le projet est soutenu par la remarquable traduction de Sacha Zilberfarb. L’ensemble prend tout son sens si l’on considère le parcours qui mène des Fragments sur l’expression à L’Atlas.
Ce parcours, le livre de Maurizio Ghelardi Aby Warburg et la « lutte pour le style » l’éclaire en profondeur. Ghelardi refuse de faire de Warburg l’inventeur de l’iconologie et concentre d’emblée son argumentation non sur le concept d’image, mais sur celui de style. Ce qui intéresse Warburg, ce sont les mécanismes de l’expression humaine qui font qu’une œuvre d’art s’insère dans une grammaire figurative à la croisée d’une psychologie des émotions et des savoirs positifs, où des gestes de nature à la fois somatique et mimétique participent à l’interminable travail d’objectivation et de maîtrise de ce fond dionysiaque pour en faire un univers symbolique stabilisé. En ce sens, l’esthétique s’ancre en anthropologie plus qu’en philosophie. Le travail de Warburg articule ainsi art et culture, prolonge le concept de culture de Burckhardt et de Nietzsche, hérite d’une critique de l’idéal de la beauté classique ; il hérite aussi d’une mise en crise du langage de l’histoire de l’art dans son récit linéaire des œuvres et de leur signification, critique que Burckhardt et Nietzsche avaient déjà entreprise. Le style est à la fois style de vie, capable de dépasser la phobie originaire et anthropomorphe, et style artistique, manifestant le code de l’expression figurative.
Quant aux Fragments constitutifs pour une théorie pragmatique de l’expression (c’est leur titre complet), écrits entre 1888 et 1903, ils préfigurent l’ensemble du travail de Warburg et sont essentiels pour comprendre l’organisation même de l’Atlas Mnémosyne conçu dans les années 1920. Ils sont contemporains des textes sur Botticelli et incluent les notes du voyage chez les Hopis. Warburg tente d’y dégager une « physique de la pensée », selon des lois qui font émerger la culture de manière bien plus complexe que comme simple expression d’un milieu. La culture s’y présente comme un cosmos discontinu, structuré sur la base de forces polaires (dionysiaque/apollinien) ; l’art figuratif apparaît comme le lieu où se crée un équilibre entre l’expression et la forme qui se configure dans le style. L’art est donc à la confluence entre expression de la vie et urgence de s’en distancer en construisant un objet de la représentation mentale ou visuelle. La causalité naturelle n’opère pas dans ce travail expressif, qui répond bien plutôt aux lois du souvenir, aux lois d’une mémoire par définition non pleine et capable d’effets en retour. L’iconologie de l’intervalle que promouvra l’Atlas s’enracine dans cet « espace intermédiaire » entre sujet et objet où l’image devient instrument d’orientation. Les Fragments engagent en outre une réflexion que Warburg ne délaissera jamais sur le changement de style (Stilwandlung). Les « accessoires mouvants », équivalents figurés de variantes philologiques qui bouleversent le discours par d’infimes modifications de détail, permettent de comprendre le changement de style selon des ruptures d’équilibre dans la représentation. Entre Renaissance et Baroque, contrairement à ce que pense Wölfflin, ce ne sont pas deux idéaux-types qui s’opposent, ce sont deux modalités du style qui ont des éléments communs mais des finalités différentes.
Les années 1920-1929, au cours desquelles sont publiés Miroirs de faille et L’Atlas, sont pour Warburg des années de reconquête de la raison au cœur même de la maladie, ce dont témoigne aussi le Rituel du Serpent, rédigé pour sortir de la clinique de Binswanger à Kreuzlingen 3. Comme le montre Maurizio Ghelardi, cette reconquête s’accompagne d’une évolution des thématiques : le problème de la survivance de l’antique à la Renaissance et celui de la migration des symboles se transforment en une interrogation sur l’émergence du cosmos, sur la mise en forme d’un processus psycho-historique qui articule impression, expression et représentation, avec en toile de fond la psychologie de l’empathie. Ghelardi considère que Warburg, sans délaisser la question de l’espace de pensée (Denkraum), articule à la migration des symboles (Wanderung) le problème de l’orientation (Orientierung) de l’homme dans le monde (MF, p. 12). C’est pourquoi Giordano Bruno est une figure décisive : il « traite le globe céleste comme un théâtre dont il ouvre les loges après avoir fait éclater à jamais la coque des sphères cosmiques » (MF, p. 50). Raison pure et déraison pure s’entrecroisent dans les œuvres d’art, dans les textes, dans les images : il s’agit de chasser les dieux pour laisser place à la raison, à l’idée d’infini, mais sans que le mythe s’efface jamais totalement dans ce processus. Warburg pense toucher au but, comme il l’explique à Fritz Saxl en fin de séjour : « Nous avons pu donner à notre projet – saisir les valeurs expressives de l’ascension et de la descente imaginaires dans la profondeur de leur empreinte cultuelle – une précision et une ampleur dépassant tout ce que j’avais pu espérer » (« Carnet Bruno », MF, p. 205). Le mythique n’est pas anéanti mais converti, transformé sans être annihilé, ce qui recoupe les analyses de Cassirer dans le tome II de la Philosophie des formes symboliques et ce que montre le Déjeuner sur l’herbe. Manet, selon Warburg, invente un style non pas dans le refus ni le rejet des formes anciennes, mais dans des « écarts subtils induits par leur transformation » (MF, p. 126). Cette transformation est « une inversion énergétique de l’humanité représentée. Le geste que des démons naturels subalternes, sur le relief antique, effectuent à des fins cultuelles, exprimant ainsi leur crainte de l’éclair, se mue via la gravure italienne en l’empreinte d’une humanité libre et sûre d’elle-même, qui se montre en pleine lumière » (MF, p. 126-128). Warburg, inspiré par Gustav Pauli (1866-1938), dont l’édition offre de belles lettres, saisit la migration d’un motif, celui de la nymphe, qui passe d’un bas-relief à une gravure pour finir dans un tableau, celui de Manet, et donc, en ce sens, survit. La nymphe ne reste toutefois pas intacte dans cette survivance : les dieux de l’Olympe se sont sécularisés, ils vivent désormais dans une clairière, comme le montre la peinture de Manet. À ce titre, la Kulturwissenschaft de Warburg n’est pas exempte d’un certain tragique, comme le souligne Maurizio Ghelardi : la perte de l’Olympe est aussi perte d’un lien originel avec le monde, dans une libération et une laïcisation fragiles, jamais acquises (MF, p. 21).
Roland Recht et Maurizio Ghelardi saisissent l’originalité de Warburg, au cours de cette décennie 1920-1929, non dans le désir de fonder une iconologie, ni même dans le seul souci d’isoler des topoï qui permettraient de saisir la récurrence de motifs, mais dans la mise en évidence d’une polarité interne aux images elles-mêmes : comme le souligne Recht, l’originalité de Warburg réside dans la capacité de mettre au jour l’« inversion énergétique » à l’œuvre dans les images, d’exhiber la polarité entre contraction et extension qu’elles recèlent (AM, p. 41). C’est ainsi que le dieu du fleuve du sarcophage romain, repris dans la gravure de Marcantonio, couché sur la terre, lié à elle, devient dans le Déjeuner sur l’herbe un homme pensif, replié sur sa propre pensée ; c’est ainsi que la nymphe s’inverse en chasseuse de têtes, que Médée d’infanticide se fait mère, etc. Roland Recht insiste sur le fait que tout ceci se joue à plat sur l’image : « C’est à la seule surface visible du plan de l’image que se réduit l’ensemble des procédures permettant ensuite de comparer, c’est-à-dire de juxtaposer telle image à telle autre » (AM, p. 41). La profondeur des processus à l’œuvre se réalise dans les tensions internes à l’image même, qui les équilibre. Ce qui pose la question du rapport entre les images et les textes chez Warburg. L’Atlas ne se pense pas selon Roland Recht en rupture avec la bibliothèque, comme si les images rompaient avec les discours et migraient grâce à cette rupture, mais au contraire en « absolue cohérence » (AM, p. 43). Cette articulation est si forte que Gertrud Bing (dont il sera question plus loin) a pu souhaiter adjoindre le catalogue de la Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg à l’Atlas, qui, selon ses termes, aurait alors offert « les plus merveilleux fondements d’une science de la culture qu’on puisse imaginer » (ibid.).
User d’un atlas en histoire de l’art n’est pas propre à Warburg : on peut remonter à Burckhardt, à Bastian, à d’autres encore. La façon dont Warburg crée des planches pour ses conférences et les commente prouve bien le caractère éminemment discursif de ses élaborations visuelles. En ce sens, Roland Recht refuse de voir chez Warburg une pure pensée par images (AM, p. 45), une pensée du collage ou de l’avant-garde, car les images s’ancrent dans des configurations sociales, psychologiques et matérielles (AM, p. 37). Certes, les images ne sont pas les mots, elles ont leur ordre propre, celui de l’expressivité, fondé à même le corps, dans ses gestes et ses mouvements ; néanmoins, cet ordre reste un ordre symbolique, et à ce titre il est aussi linguistique : Recht ne nous renvoie-t-il pas finalement à la proximité de Warburg avec Cassirer, pour qui le mythe a un logos, même si ce logos est toujours partiel, jamais purement rationnel, fondamentalement analogique ? Les multiples réorganisations de la bibliothèque comme de l’Atlas dessinent un projet philosophique sans fin : l’enquête critique et historique est sans cesse remaniée, le « but » toujours reculé. Warburg retrouve ici un geste incontestablement critique, au sens d’une critique de la raison et de la déraison, qui comme tout travail critique n’en finit pas de se remettre en chantier – autre parenté avec Cassirer. Maurizio Ghelardi insiste sur le caractère inachevable du projet warburgien, en rappelant la méthode de travail que manifestent les multiples feuillets rédigés par Warburg : le fragmentaire révèle un effort archéologique témoignant d’un dialogue incessant avec soi et les autres, déployant une véritable « cultura animi » (MF, p. 10).
Par un salutaire effet en retour, le lecteur français se voit confronté à l’histoire de l’histoire de l’art en France et à l’accueil qu’elle a réservé à Warburg. Histoire au temps long, faite autant de rencontres que d’oublis. Roland Recht en a montré les débuts chez le jeune André Chastel dès les années 1930 : marqué par l’enseignement de Henri Focillon et de Roberto Longhi, suivant un double regard français et italien, impressionné par le souci du détail nietzschéen qu’il jugeait « exaltant » mais aussi par la lecture burckardtienne de la Renaissance, Chastel se consacre à un mémoire sur La Tentation de saint Antoine. Il a lu ce qui fut pour lui une révélation, l’ouvrage de Panofsky et Saxl sur la Mélancolie de Dürer paru en 1923. Il se rend en 1934 à l’institut Warburg, déménagé à Londres, désireux aussi de découvrir la photothèque. Son contact avec l’oeuvre de Warburg reste toutefois indirect et lacunaire, médié par Panofsky ; ce dont témoigne son texte « le plus warburgien », selon Recht : La Reine de Saba, publié en 1939. Construire un « discours sur l’art », articuler image et mot, préoccupation qui a toute sa dimension littéraire chez le jeune Chastel, le conduira à prendre ses distances avec le formalisme de Focillon et de Wölfflin tout en se voyant qualifié par Panofsky d’iconologue adepte de la méthode warburgienne . Voilà qui invite à reconsidérer la réception de la Kunstwissenschaft et de l’iconologie allemandes en France dans toutes leurs dimensions et modalités.
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À la lecture de Miroirs de faille, la vitalité du cercle que Warburg a constitué auprès de lui impressionne : les voix de Gertrud Bing, Ernst Cassirer, Gustav Pauli, Fritz Saxl, Edgar Wind se mêlent à la sienne, couvrant un large spectre d’interrogations. Sur l’histoire de l’art, bien sûr. Mais aussi sur la mise en place du congrès d’esthétique de Hambourg en 1930 – Croce acceptera-t-il une invitation ? – ; sur les nominations dans les instituts culturels allemands en Italie ; sur la vie politique en Italie et en Allemagne, etc. Maurizio Ghelardi parle de « coupe transversale du microcosme culturel » dans lequel évolue Warburg pendant son séjour romain (MF, p. 9). C’est aussi un lieu d’élaboration conceptuelle exceptionnel, où chacun joue sa partition tout en alimentant la réflexion collective. La Kulturwissenschaftliche Bibliothek Warburg (KBW) prend toute sa dimension de laboratoire, suivant en cela l’inflexion que Saxl – soutenu par Cassirer et Bing – lui a imprimée pendant l’absence de Warburg entre 1918 et 1923. Il est significatif que Warburg lui-même transforme sa bibliothèque en « KBW », fondant l’initiale de son propre nom dans une sorte de collectif savant avec lequel il dialogue (au point d’adresser à Saxl une lettre commençant par « Chère KBW » (MF, p. 205). La singularité du moi importe peu, comme le prouve amplement le reste de la lettre.
S’il est un personnage que l’on apprend à connaître en lisant Miroirs de faille, c’est « Kolleg Bing ». Gertrud Bing (1892-1964) entre au KBW en 1922, un an après avoir soutenu sa thèse sur Lessing et Leibniz auprès de Cassirer, et devient dès 1924 l’assistante personnelle de Warburg à son retour de Kreuzlingen. Partie prenante du projet de la KBW, elle sera aussi celle qui, avec Saxl, sauvera la bibliothèque de la destruction en assurant son déménagement à Londres en 1933. Warburg n’hésite pas à dire que « collègue Bing, avec son sens aiguisé des images, devrait prendre plus implacablement conscience de la prodigieuse richesse d’engrammes ordonnés qu’elle a su acquérir en si peu de temps (de Carrache aux Nazaréens) – au risque de ravaler le travail de forage quotidien entrepris avec l’Atlas et Bruno au rang de fastidieuse et obscure fumisterie. Ce qui serait dangereux » (MF, p. 68). Warburg décrit Gertrud Bing (en recourant résolument au masculin) comme un « assistant idéal en mesure d’assumer n’importe quelle tâche entrant dans le cadre de la KBW » (MF, p. 99), « une excellente station réceptrice, enregistrant avec brio le problème qui nous commande tous deux » (MF, p. 123). Collaboratrice hors pair, elle est aussi une figure de la réconciliation : dans une très belle lettre de juillet 1929 adressée à son frère Max, au retour de ce voyage en Italie qu’illustre Miroirs de faille, Warburg insiste sur la finesse de celle qui lui permet, dit-il, de « mettre de l’ordre dans [s]es bagages, que j’avais jetés pêle-mêle devant la porte de la clinique de Kreuzlingen » (MF, p. 25). Gertrud Bing rétablit le lien entre ce qui précède et ce qui suit la Première Guerre mondiale, qui aura plongé Warburg dans une crise psychique sans précédent. Elle amène Warburg à renouer avec l’Italie, dont l’entrée en guerre contre l’Allemagne en 1915 l’a « accablé » (MF, p. 23). Elle l’encourage à « déballer son bagage », à reprendre un travail qui, dans la décennie 1920-1929, se révèle si fructueux que Warburg peut dire qu’il touche « tout près du but » (MF, p. 25). Le Journal romain est ainsi écrit à quatre mains. Kolleg Bing mériterait à cet égard d’être connue pour elle-même, d’autant plus qu’elle allait être dès 1932 à l’origine d’une première édition des textes de Warburg, malheureusement inachevée. Warburg lui offre les premiers essais de planches de l’Atlas (Atlas, p. 30) exposées à la bibliothèque Herztiana à Rome lors de leur séjour. Recht insiste aussi sur l’importance de Saxl – dont les travaux, comme ceux d’Edgar Wind, prolongent sans les imiter ceux de Warburg . La lecture de ces deux premiers volumes invite donc à repenser Warburg au sein de son laboratoire, en permanente évolution et nullement isolé. Le corpus qu’il nous laisse n’a rien d’un « système clos » et les travaux de ses collaborateurs en augmentent la résonance.
Non moins frappants sont les échanges avec Ernst Cassirer. L’auteur d’Individu et cosmos l’affirme, c’est à Warburg qu’il revient d’aller plus loin dans la voie qu’il a frayée vers Giordano Bruno (MF, p. 55) : « Si j’ai vu le nœud du problème, écrit Cassirer, c’est à vous qu’il revient de le dénouer pour nous. […] Le fait que nous nous rencontrions tous deux sur cette voie me réjouit particulièrement : voilà qui montre une fois encore combien les problèmes véritables se moquent des frontières disciplinaires conventionnelles dont nous souffrons tellement encore aujourd’hui » (lettre de 1928, ibid.). Warburg se réjouit d’une « lettre approbatrice » de Cassirer, qui « l’encourage énormément » (MF, p. 57) ; et il n’hésite pas à écrire à la femme de Cassirer : « C’est bien là le principal : nous arrivons à un croisement, où la démarche de l’historien de la pensée pure rencontre très exactement l’entreprise de l’historien de la déraison pure. Or ce point d’intersection a été trouvé en Giordano Bruno » (mars 1929 ; MF, p. 87). Cet échange n’est pas un marché de dupes où la puissante rationalisation de Cassirer rencontrerait la tout aussi puissante déraison warburgienne pour mieux l’effacer dans la philosophie des formes symboliques : l’activité symbolique dont il est ici question ne se comprend pas sans une pensée de la forme, condition sine qua non de l’activité symbolique et de la manifestation du pathos. Si Cassirer « frappe à l’autre bout du tunnel » quand Warburg est encore à Kreuzlingen, c’est qu’il en va d’une conception du symbolique qui puisse intégrer toutes les dimensions d’une culture, dionysiaque et apollinienne. Comme le souligne Ghelardi dans Aby Warburg et la « lutte pour le style », le style a bien pour Warburg une fonction cognitive, offrant un parcours « per monstra ad Spheram », du chaos au cosmos, de même que Cassirer, en 1926, dans Individu et cosmos, dialogue probablement bien plus avec Burckhardt sur la Renaissance qu’avec Kant et le néo-kantisme. Les deux perspectives ne se confondent pas : Warburg restera beaucoup plus anthropologue dans son approche que Cassirer ; mais la féconde discussion du concept de « forme symbolique » dont Warburg a usé très tôt, avant Cassirer lui-même, éclaire leurs œuvres respectives. Warburg s’appuiera sur Cassirer dans ces années 1920 pour dépasser l’idée d’une survivance de l’antique dans la seule Renaissance et pour voir une sécularisation de l’antique au travail chez Manet, ou plus largement dans notre monde moderne ; c’est là son travail avec Bing, dont il assure à son frère Max qu’il a ouvert pour lui « une deuxième phase créative ». De son côté, Cassirer a raconté l’impulsion que la Bibliothèque a donnée à ses propres recherches, au moment même où il rédigeait le deuxième tome de sa philosophie des formes symboliques. Le mythologique, avec son cortège de pathos et de phobies, imprègne le tome II ; mais il court aussi dans le tome III à travers la question d’une « pathologie de la forme symbolique » ; il reviendra chez Warburg, désormais exilé et bien éloigné des années qu’il disait les plus heureuses et intenses de sa vie, dans sa réflexion sur le retour du mythique. Dans Le Mythe de l’État, la question de savoir comment le mythique peut déborder le rationnel est posée philosophiquement et politiquement : il s’agit de comprendre comment le nazisme a pu convertir l’énergie mythique en idéologie. Si Cassirer a pour principal objet de recherche la connaissance et son objectivité, il ne renie en rien la lutte pour le style qui se joue au niveau individuel, dans une historicité très concrète, et qui peut aboutir à un échec, au point de laisser l’irrationnel se déployer.
« Dans cette marée humaine, “povero me” ; voyant que le temps gris semblait se maintenir, je me suis dit qu’un historien et psychologue du symbole serait bien bête de manquer un tel spectacle sur la place Saint-Pierre ; j’y vais donc et me retrouve au milieu de la foule la plus compacte qui soit, au troisième rang devant les cordons formés par les grenadiers royaux » (MF, p. 76). Warburg s’installe donc aux premières loges des cérémonies qui suivent les accords de Latran en 1929. Une planche entière de l’Atlas Mnémosyne, la planche n°78, offre une méditation sur « l’Église et l’État. Pouvoir spirituel sous condition de renoncement au pouvoir temporel », en reproduisant plusieurs photographies des accords conclus entre le Pape et Mussolini. Cet épisode montre un Warburg délicieusement ironique envers les fastes catholiques romains, autant qu’inquiet de l’évolution politique italienne. S’il faut prouver combien la mémoire est chose vivante pour lui, et résolument dynamique, cet épisode du Journal romain y contribue. Bing et Warburg décrivent le cortège papal comme ailleurs le dynamisme figuré sur un sarcophage de la villa Médicis. Si la mémoire, comme le souligne Roland Recht, est une obsession européenne au sortir de la Première Guerre mondiale (AM, p. 11), si le projet de Warburg se place sous les auspices de Mnémosyne, afin de comprendre « les lois selon lesquelles les [expressions figurées] s’y déposent et émergent à nouveau » (AM, p. 12) dans une sorte de reconquête inlassable de la culture contre la perte, le séjour romain confronte aussi ces lois de la mémoire au présent et à l’avenir. Quelque chose dans la pompe romaine exhibée sur la place devant la basilique Saint-Pierre rappelle « une survivance insoupçonnée du triomphe païen » (MF, p. 74) ; et le « jeu de lèvres » de Mussolini, observé au cinéma, évoque « une bouche à la César, belle et méchante » (MF, p. 80-81). Réactivation qui semble bien relever de ce que Warburg avait noté la veille : « toute action est stimulée au plan mnésique par l’expérience de l’acte cultuel, qui forme la montée subconsciente de sève » (MF, p. 80). Il y a une « fonction régressive de l’engramme », comme il l’affirme (MF, p. 85), et ces engrammes sont puissamment « phobiques » (Introduction à l’AM, p. 146). Autre résonance entre l’Atlas, Miroirs de faille et Le Mythe de l’État de Cassirer. Le lecteur voit affleurer à de nombreuses reprises dans Miroirs de failles des réflexions politiques au cœur même du projet iconologique.
L’histoire de l’art telle que la pratique Warburg, délivrée de la pure chronologie et libérée des carcans disciplinaires, puise dans la philosophie, la psychologie, l’anthropologie, etc. Elle est une réflexion sur la mémoire collective, et sur la manière dont l’artiste parvient à jouer avec cette mémoire, qui deviendra le lieu même d’invention d’une forme. L’homme artiste, lit-on dans l’introduction de l’Atlas, « oscille de la sorte entre une conception religieuse et une conception mathématique du monde » (p. 140), et bien loin de mettre simplement à distance la mémoire collective phobique, il l’intensifie : « C’est toute la fureur de la personnalité croyante, phobique et passionnelle, bouleversée par le mythe religieux, qui se projette dans l’œuvre d’art et contribue à former son style » (ibid.). À ce titre, Warburg et Cassirer ont en commun une définition de l’art comme intensification du réel (AM, p. 140 ; Essai sur l’homme 7, p. 205). C’est aussi pour cette raison que l’expressivité du geste garde tant d’intensité, même convertie en une image. Il semble difficile alors de ne pas songer à Warburg lui-même, tel qu’il se donne à voir dans le Journal romain, en première personne : « Parfois il me semble que j’essaie, comme psycho-historien, de déceler la schizophrénie de l’Occident à partir de ses images, dans un réflexe autobiographique : la nymphe extatique (maniaque) d’une part, et le dieu-fleuve en deuil (dépressif) d’autre part, comme les deux pôles entre lesquels l’homme sensible, donnant fidèlement forme à ses impressions, cherche son propre style dans l’acte créateur » (MF, p. 108-109).